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Cosmogonie et origine du gbâ (d'aprés J. Girard)

La descente des Tingnons sur la terre et l'origine du totem gbâ
En leur existence céleste, les hommes n'étaient que de purs esprits. Mais, semble-t-il, un individualisme primordial régnait car, dit le mythe, lorsqu'au jour fixé par la gàti (destin) du monde, Kéla (dieu) ordonna et organisa la Dyâhôdinyôglonyo, ou Dyàdinyônisinu (descente des hommes sur la terre), il groupa les Tingnons (premiers hommes) par familles, de sorte que chacune d'elles ne forma qu'un esprit unique.

Il pensa à leur donner un corps fait de chair et de sang, sans lequel toute vie terrestre est impossible. A cet effet, il appela à lui et destina à chaque unité spirituelle un animal d'espèce déterminée donc un être soumis au principe de Zédé (la matière, la terre). Il le courba sous sa loi, l'incorpora au règne céleste de sorte qu'il devint pour la famille Tingnon qui s'incarna en lui, le symbole de l'alliance divine, le support matériel de toute vie, autrement dit le gbâ.

A ce stade, l'esprit du lignage était UN. Il possédait en puissance le devenir de la race, mais la singularité des individus n'existait pas. Incarné en son gbâ, grâce à cette enveloppe charnelle, l'esprit unique de chaque famille Tingnon gagna la terre. L'homme ou plutôt son ancêtre était alors composé pour une part de l'esprit divin de Kéla, et pour une autre, du corps matériel soumis à Zédé, inféodé pourtant à Dieu. Il disposait du corps animal du gbâ et d'une âme appelée Zouh, essentiellement immortelle puisque d'essence divine et indifférente au devenir terrestre.

Ainsi se forma la première race d'hommes. Ils étaient des humains par leur esprit, mais des animaux par leur apparence. Tous rejoignirent la terre à l'aide d'une chaîne reliant celle-ci au ciel. Cependant les wobé de Sandrou et ceux de Sémien n'utilisèrent pas ce mode de locomotion. Les premiers montèrent sur le dos d'un cabri merveilleux, les seconds sur un énorme rocher. Puis chaîne, cabri, rocher quittant le ciel l'un après l'autre, touchèrent le sommet des montagnes nombreuses dans la région de Man où les Tingnon s'installèrent.

Le sacrifice du gbâ
Par cette matérialisation de l'esprit dans le gbâ, Dieu octroya la vie aux hommes. Il l'assortit de la puissance nécessaire pour qu'elle se renouvelle et se perpétue. En échange de ce don, les Tingnon ne disposant d'aucun présent à la dimension de Dieu, lui offrirent un sacrifice (sraha) permanent, consistant dans le renoncement à consommer la chair du gbâ. Cela leur fut d'autant plus aisé que s'étant une fois incarnés dans ce corps terrestre, ils se trouvaient être du même sang que lui. Le sacrifice accepté obligea les Tingnons et contraint actuellement le gbâdyueny a ne pas chasser l'animal, ne pas le tuer et à empêcher sur son territoire sa mise à mort par les étrangers.

Dans le gbâ réside toute l'ambiguïté de la gàti humaine (destin). Il est l'incarnation du Verbe Divin et de ce fait, rattache l'homme à la mouvance céleste. Mais par son corps de chair et de sang, il reste sous le joug de Zédé. Il est soumis à lui pour chacune de ses transformations, l'incertitude de ses formes et de sa pensée. De par la nature même du gbâ, l'homme est instable, et sa position entre les deux entités spirituelles et naturelles lui interdit toute perfection morale, toute accession à la sainteté.

La gàti ou destinée humaine
La gàti ou destinée humaine se situe dans le dualisme constant des forces. De par la nature même du gbâ, l'homme est instable, et sa position entre les deux entités spirituelles et naturelles lui interdit toute perfection morale, toute accession à la sainteté. Seule la permanence de la vie importe. L'équilibre maintenu entre ces deux pôles, permet seul la réussite terrestre et le bonheur, mais il ne peut être atteint que si l'individu s'intègre entièrement à l'unité constituée par le groupe social. Seul, celui-ci est capable par son alliance divine avec les Kosri (génies de la forêt), de contrebalancer les forces naturelles et d'assurer la singularité de l'homme devant la nature.

Les Kosris et le Guiniarou
Afin de les guider et de les assister, Kéla envoya sur terre, avant les Tingnons ou d'après certaines légendes, en même temps qu'eux, des " secrétaires " de la race des génies faisant partie de la mouvance céleste et désignés par le nom de Kosri. Leur rôle consistait à peupler la terre et à l'emplir de la puissance lumineuse, ordonnée et bénéfique de Kéla. Ce sont actuellement les génies des montagnes et des sources et ils ont pour retraites préférées, les grottes et les forêts profondes. Dans la brousse, Guinarou régnait en maître sur ses " habitants " : animaux sauvages (nimi) et monstres (zré). Ce génie maléfique est parfois remplacé dans les mythes par Zédé. "

L'arrivée des Tingnons sur terre et la création du jour
La chaîne, le cabri, le rocher touchèrent doucement les points de la terre les plus proches du ciel, c'est-à-dire le sommet des montagnes, et les Tingnons se dispersant dans les forêts commencèrent à s'établir. Ils avaient apporté avec eux le feu du ciel (nî), les outils nécessaires à leur subsistance et quelques provisions. Lorsqu'elles furent épuisées, ils se nourrirent du produit de la chasse, de la cueillette et de miel.

Mais une obscurité constante les entourait. Ils avaient froid et s'en plaignirent à Kéla qui leur envoya le soleil pour les réchauffer de ses rayons. Ainsi fut créé le jour. Non satisfaits, car ils ne pouvaient se guider le reste du temps, ils demandèrent de la lumière et le dieu céleste leur donna la lune. Il ajouta même les étoiles, pour que les Tingnon ne fussent pas tentés " d'oublier la lune ". Les deux astres brillaient sans interruption de sorte que le jour devint à son tour sans fin.II est à noter que les wé n'adorent aucun astre.

Le conflit entre les hommes et les forces obscures
Nous verrons ultérieurement comment Kéla venant encore en aide aux hommes leur procura les vivres de base et leur enseigna le moyen de les multiplier par l'agriculture.Très vite, ils se heurtèrent dans la brousse à l'hégémonie du Guinarou, mais rencontrèrent chez les nimi (animaux) qu'il tenait sous sa coupe, et en particulier auprès du chimpanzé, une sorte d'amitié. Nous avons trouvé chez les Ouobé la croyance en une ancienne alliance entre les hommes et cet animal. Contre le Guinarou qui prétendait les soumettre, les Tingnon durent entreprendre de longues et difficiles luttes. Ces combats furent pénibles, car au premier s'alliaient les monstres et, pour se guider et se défendre sur terre, les hommes ne possédaient que la loi céleste reçue de Kéla lui-même. Elle se révéla rapidement insuffisante.

Alors intervinrent les Kosri descendus du ciel quelque peu avant ou en même temps que les Tingnons. " Ils étaient, dit la tradition, des petits hommes bien faits, très beaux, rougeâtres, au caractère difficile. " Surgissant à l'improviste des forêts, ils remettaient aux Tingnons, les lois (kê) édictées par Kéla avant leur départ du ciel et dont ils étaient les dépositaires. Ils enseignèrent ainsi aux hommes les règles de la guerre, de la justice, de la singularité du gbâhidyue devant le monde hostile de la brousse. Mécontents de la désobéissance des Tingnons, ils n'hésitaient pas à les frapper durement, lorsque ceux-ci ne respectaient pas les lois octroyées par Dieu.

La fin du monde des Tingnons
Zédé, le génie de la terre se trouve à l'origine de la multiplicité des formes individuelles et de la sorcellerie ; tandis que la loi divine maintient la cohésion sociale, l'unité de chaque famille Tingnon afin d'autoriser sa survie dans le monde de Zédé. Aussitôt sur terre, pour les défendre des entreprises de Zédé, les empêcher de s'abandonner au règne animal et les contraindre à accomplir leur destinée d'homme, les Kosri, étincelles divines, enseignèrent aux Tingnons les principes régissant et organisant la vie en société.

Disposant de lois, c'est-à-dire de règles s'appliquant à des hommes et non plus à des animaux, le clan fut dans l'impossibilité de se renouveler semblable à lui-même en un présent constant et immobile. Des différenciations entre individus et surtout entre générations successives, se produisirent et s'accentuèrent. L'enfant ne fut plus identique à son père, il porta en lui sa propre gàli. Les Tingnons arrivèrent du ciel " avec de longues oreilles " et eurent des enfants dont l'apparence différait de la leur. Non seulement certains étaient informes, mais tous possédaient de "courtes oreilles", semblables à celles des hommes d'aujourd'hui.

Les Tingnons maudirent alors leur lignage et parce qu'eux-mêmes se présentaient encore sous la forme animale de leur gbâ, véhicule institué par Kéla entre le ciel et la terre, ils purent fuir celle-ci et regagner le ciel. Ce fut l'événement désigné sous le terme d'Olohuadyi. Seuls demeurèrent leurs descendants qui, ayant apparence humaine (bien qu'étant toujours du même sang que leur gbâ), ne purent s'échapper par leurs propres moyens et durent s'organiser en société. Ainsi se forma la seconde race d'hommes, celle des Siangnon.

Cette malédiction nous poursuit encore actuellement car la nécessité devant laquelle nous nous trouvons de travailler pour gagner notre subsistance, est une source de souffrance pour nous. Si aujourd'hui le père et le fils n'ont pas les mêmes habitudes, les mêmes goûts, le même caractère, si chacun naît avec sa propre chance, sa propre destinée (gâti ou nyoâii) et ses peines, nous le devons à la volonté de nos ancêtres Tingnons. " De la différenciation dans l'apparence des descendants des Tingnons, découle la diversité des individus.

Les hommes actuels ou Siangnon
Ils étaient des hommes au sens plein du terme. Cette qualité les obligea à travailler pour se procurer leur propre subsistance, au lieu de se contenter du produit de la cueillette, de gibier et de miel, ainsi que le faisaient leurs ancêtres Tingnons à l'exemple des animaux sauvages. Ils quittèrent alors le cœur des forêts, le sommet des montagnes où ils ne pouvaient plus vivre désormais et gagnèrent l'emplacement actuel des divers villages wobé où ils s'établirent et se livrèrent à l'agriculture. Kéla leur enseigna le secret de la multiplication des plantes vivrières. Le territoire occupé aujourd'hui par chacune de ces localités est celui où règne la loi du gbâ des hommes qui l'habitent. Car s'il est particulier à un groupe humain, le gbâ est aussi propre à un territoire.

La violation du gbâ et ses conséquences
Conscients de la gravité de l'acte qu'ils commettraient en violant l'interdit du Gbâ, les wobé sont persuadés qu'ils encourraient la mort immédiate. Ils en ont une si ferme certitude qu'ils croient pouvoir provoquer celle d'autrui, en le contraignant à violer son propre interdit. Dans le pays wobé, de telles violations se produisirent en assez grand nombre, lorsque l'introduction de nouvelles croyances et plus particulièrement du christianisme vint désorienter les autochtones en les privant de leur support religieux traditionnel. Il s'ensuivit de la part des tenants de la loi ancestrale de violentes réactions comme le montre les événements qui survinrent au village de Facobly dans le canton Péomé, en 1953.

" Lors de la pénétration de la religion protestante dans le pays wobé, ses adeptes qui se recrutaient surtout parmi les jeunes, ne manifestaient plus aucun respect pour les vieux. Parfois même, les querelles dégénéraient en batailles.
Ainsi, un jour de fête à Facobly, au terme d'une dispute qui s'était envenimée, les jeunes protestants en vinrent à frapper les vieillards jusqu'au sang. Les non- protestants intervinrent alors et brisèrent le temple de la nouvelle religion. Pour se venger, les protestants mirent le feu à la grotte où se tenaient habituellement la panthère et ses petits adorés par les habitants de ce village.
Une telle profanation causa la mort immédiate de nombreux jeunes protestants qui périrent sur place. Et l'animal qui n'avait jamais fait aucun mal aux villageois, se mit à causer des ravages dans toute la région. Pendant cinq ans, il tua sans discrimination hommes, femmes, enfants et moutons.
De grands sacrifices furent offerts pour l'apaiser, mais en vain. Alors les vieux, après s'être concertés, se munirent de moutons, de poulets et se rendirent un beau matin devant la caverne. Ils dirent à la panthère que les habitants resteraient à Facobly, mais qu'elle devait, de son côté, cesser ses massacres parmi les hommes. L'animal accepta les offrandes et rentra dans son antre appeler ses vieux parents. Quelques instants après, toutes les bêtes apparurent au dehors et, s'adressant à l'assistance, lui firent part de leur décision ; elles émigraient et c'était le jour de leur départ. Aussitôt la plus âgée des bêtes qui dirigeait tout le groupe, dressa la tête, souleva l'une après l'autre ses pattes de devant en face des assistants pour leur dire adieu et la troupe complète s'éloigna.
Depuis ce jour, les habitants de Facobly vont chaque année adorer la grotte vide. Souvent en quittant le lieu sacré, ils sont frappés de maux de tête, de maladies de toutes sortes, d'infirmités. Un jour, ils avaient en effet abandonné le culte qui leur assurait le bonheur éternel, pour celui de kôhu éphémères que ne connaissaient pas leurs ancêtres. "

Ainsi, la sanction de la violation du gbâ ne se limite pas à la mort immédiate des profanateurs, mais se prolonge dans l'avenir. Le dieu qui avait envoyé la panthère pour le représenter sur terre, punit la descendance de ces hommes, en la frappant d'infirmités ou de maladies jusque-là inconnues. Un indigène nous déclara à ce sujet que " la religion protestante avait fait apparaître le goître au pays wobé ". Nous avons vu au cours de cet exemple une offense accidentelle faite à l'animal protecteur être rachetée par les hommes au moyen de sacrifices. Poulets, chèvres blanches, boissons alcoolisées telles que whisky (et non vin de palme car il est trop bon marché) sont ainsi offert en holocaustes. Les plumes, les pattes, le sang recueillis sont frottés sur un kôhu et les habitants du village, les membres du gbâhidyue, du gbudyuedi, ceux de la société secrète ou l'individu, reprennent leur vie quotidienne. Si elle se déroule sans heurt, " tout est fini ", la faute est réparée. Au contraire, les mauvaises récoltes, les maladies, la malchance, sont un signe que Dieu n'a pas accordé le pardon. Le sacrifice est alors recommencé autant de fois qu'il le faut, et à chacune, revêt une importance plus considérable.

Village de Siabli

Village de Siabli

 

Dans la mesure très limitée où il eut lieu, l'abandon éphémère du gbâ ne fut cependant que l'expression d'une crise très passagère, contemporaine à l'introduction des religions d'apport étranger. Les contes bibliques tirés de l'Ancien Testament dépeignant de façon imagée une vie patriarcale, séduisirent l'imagination des wobé et les pasteurs protestants obtinrent de nombreuses conversions. Mais en présence du bouleversement que les croyances nouvelles créaient dans la pensée traditionnelle et la vie quotidienne, une réaction instinctive de défense se produisit. La culture islamique, avant d'être acceptée comme religion, pénétra chez les wobé par l'intermédiaire des récits et légendes apportés du Nord par les commerçants dioula. D'une forme plus achevée, comportant de multiples péripéties, d'un sens poétique très développé, ils furent recueillis par le public des villages, adoptés et réinterprétés en termes animistes. C'est ainsi que le porc, animal impur des Musulmans, devint chez les Dioula un gbâ, donc un animal sacré. La pensée des wés est si imprégnée par la notion de gbâ, qu'elle ne peut s'en séparer (voir le conte Pourquoi les musulmans ne mangent pas de porc).


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